Édito de la Bâtonnière

Publiée le 01.09.2025

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Un lieu pour rendre justice : défendre le rituel judiciaire face aux choix immobiliers

Rendre justice ne se limite pas à dire le droit. C’est aussi le faire vivre à travers des gestes, des symboles et un environnement qui incarnent son autorité et sa solennité. Le rituel judiciaire s’exprime dans la robe que nous portons, dans le costume des magistrats, dans l’architecture des palais, dans l’agencement des salles d’audience, jusque dans la gestuelle qui traduit la dignité du procès. Ces formes ne sont pas anecdotiques ; elles conditionnent la manière dont le droit est perçu et dont la justice est acceptée par les justiciables.

C’est pourquoi la question des locaux de la justice n’est jamais neutre. Elle revient aujourd’hui avec acuité avec le projet du Pouvoir judiciaire d’acquérir le bâtiment dit de la Fabrique des Morgines à Lancy. Ce site, encore en construction, serait acheté par l’État de Genève et adapté pour accueillir provisoirement plusieurs juridictions et services. Il s’agirait d’un bâtiment-relais : une solution transitoire censée pallier la dégradation des locaux actuels et permettre de patienter jusqu’à la livraison du Nouveau Palais de justice.

Un projet de Nouveau Palais de justice sans cesse reporté

Dès 2012, le Conseil d’État et la Commission de gestion annonçaient la construction d’un Nouveau Palais de justice à l’horizon 2020. Depuis, l’échéance n’a cessé de reculer : 2028, 2032, 2036, puis 2037. Aujourd’hui, elle est évoquée pour 2038, voire au-delà. Or ce projet est essentiel : il vise à rassembler l’ensemble des juridictions genevoises sur un site unique, dans le quartier de la Praille–Acacias–Vernets (PAV). Ce regroupement est la condition pour donner enfin à la justice genevoise un outil moderne, accessible et digne de son rôle institutionnel. Pendant ce temps, la situation des locaux actuels s’est aggravée. Les rapports annuels décrivent année après année des conditions critiques, avec des juridictions éclatées sur plus de dix sites, des surfaces insuffisantes, des équipements obsolètes, des nuisances affectant le déroulement des audiences et des atteintes à la santé des magistrats et collaborateurs.

Une préoccupation constante de l’Ordre

Depuis sa fondation en 1895, l’Ordre des avocats s’est toujours préoccupé de l’adéquation entre les lieux de justice et les garanties d’un procès équitable. Dès novembre 1895, l’une des toutes premières décisions du Conseil fut la création d’une bibliothèque de l’Ordre au Palais pour donner sens à notre mission de défense. En 1914, il a offert au canton la fresque de Serge Pahnke, inaugurée en grande pompe le 21 décembre dans la salle principale du Tribunal de première instance, pour rappeler que la justice est aussi une question de symbole. Plus récemment, en 2013, l’Ordre réaffirmait avec force ses attentes pour le Nouveau Palais de justice, en rappelant la nécessité de garantir la dignité des audiences, l’accessibilité du public, la protection du secret professionnel et l’égalité des armes. Ces principes restent intangibles.

La position de l’Ordre sur le projet des Morgines

Face au projet d’acquisition du site des Morgines, l’Ordre a regretté de n’avoir été associé que très tardivement aux réflexions. Sur la base des informations reçues, il a exprimé de fortes réserves quant à la variante finalement retenue par la Commission de gestion, à savoir le regroupement du Ministère public et du Tribunal pénal dans un même bâtiment, le Tribunal pénal devant en toute hypothèse tenir ses audiences dans ce bâtiment compte tenu des travaux prévus sur le site actuel au Bourg-de-Four (lien).

Cette réserve ne constitue pas un rejet de principe car l’Ordre est conscient que la situation du Pouvoir judiciaire en matière de locaux nécessite des mesures urgentes. Elle repose toutefois sur des considérations fondamentales : une telle configuration ne peut être envisagée que si elle reste strictement provisoire, dans l’attente du Nouveau Palais de justice, respectivement de l'assainissement des bâtiments existants, et seulement à la condition que certaines garanties soient pleinement respectées. Cela implique en particulier que les juridictions disposent de salles d’audience distinctes et clairement identifiées, d’entrées séparées et de zones de circulation indépendantes, qu’aucun lieu commun ne soit prévu, que la signalétique évite toute confusion, que les Procureurs se déplacent pour aller requérir au lieu d'emprunter des couloirs internes, et que l’apparence d’indépendance soit assurée jusque dans les moindres détails. Ces garanties ne sont pas techniques mais essentielles ; elles touchent au cœur de la confiance que les justiciables doivent pouvoir avoir dans l’impartialité de leurs juges.

La décision de la Commission de gestion

Le 15 juillet 2025, la Commission de gestion a arrêté sa décision. Le bâtiment des Morgines sera affecté au Ministère public, au Tribunal pénal et au greffe des pièces à conviction. Elle a pris acte de l’opposition des juges pénaux et de la grande réserve de l’Ordre, mais a estimé que l’indépendance pouvait être garantie par des mesures architecturales et organisationnelles. La décision prévoit que les locaux des juridictions ne seront pas mutualisés, que les programmes de salles d’audience et de cabinets d’instruction seront distincts, que les guichets d’accueil et zones privatives seront séparés, qu’il n’y aura pas de cafétéria commune et que l’aménagement et la signalétique permettront au public d’identifier clairement les juridictions. La Commission a aussi mandaté la direction des opérations logistiques, immobilières et financières (DOLIF) pour travailler avec les juridictions et informer régulièrement l’Ordre du développement du projet.

Et maintenant ?

L’Ordre a pris note de cette décision. Elle marque une étape, mais elle ne saurait clore le débat. D’importantes précisions restent nécessaires, en particulier quant à la mise en œuvre concrète des garanties exigées et au rappel du caractère provisoire de cette solution.

Si nous reconnaissons la situation critique du Pouvoir judiciaire en matière de locaux, nous ne transigerons pas sur les principes fondamentaux d’une justice indépendante, impartiale et équitable et les symboles extérieurs de ces principes. C’est au prix de cette exigence que la confiance des justiciables peut être préservée.

L’Ordre entend être partie prenante de ces discussions et poursuivra donc le dialogue avec les autorités judiciaires et politiques. Notre rôle est d’être une voix vigilante et constructive, mais aussi déterminée, pour rappeler que les choix immobiliers ne sont jamais de simples arbitrages techniques. Ils engagent la perception même de l’indépendance de la justice et, à ce titre, concernent au premier chef les justiciables et les avocats qui les défendent.

Sandrine Giroud

Bâtonnière de l’Ordre des avocats de Genève